Le fond de « l’œil du Paon »
Pour éviter les clusters, et permettre enfin le mode présentiel, les musées veillent à l’optimisation des flux. Oui, il y a eu un virus, il y a des procédures… et un nouveau vocabulaire. Mais en tant que public doit-on déambuler forcément dans un musée comme on suit les flèches chez Ikea ? Attention, il n’est pas question ici de critiquer des mesures sanitaires. Juste le fait de réaliser que – sauf exceptions – nous tendions déjà à être de passage et à suivre des flux organisés par des directions de musées. Et dans notre thématique de sortie culturelle nous pouvions avoir tendance à être des juges pressés – pouce levé, pousse baissé – avec un orgueil qui s’ignore face aux réalisations artistiques présentées.
Maintenant, imaginez que les œuvres soient remplacées par des êtres humains. Ou encore mieux par chaque artiste, chaque auteur. Passeriez-vous dans un flux sans jamais faire de véritable halte, vous attarder, rester, découvrir, partager ? Les gardiens vous diront à quel point il peut être désagréable d’être visible et quelque part transparent. Ne vaut-il pas mieux une rencontre une seule ?
On peut se promener dans un musée et être dans le divertissement. On peut aussi tenter d’ouvrir une porte, celle qui mène à l’art, à l’imaginaire de l’artiste, à la réflexion de l’intellectuel, au cœur de l’auteur. Mais aussi à son œil et ce qu’on y trouve derrière.
Si Jean-Luc Martinez, président-directeur du Louvre, a évoqué dans l’émission « Quotidien » (TMC) la circulation-type du visiteur dans son musée, il a aussi parlé de La Joconde. « Cette dame et donc le peintre », elle nous fait vivre, dit-il. « Léonard voulait vraiment capter la vie. […] Ce que veut faire Léonard de Vinci c’est que devant elle, vous rencontriez cette femme, pour l’éternité. »
A sa droite, Lilia Hassaine, journaliste et auteure du roman « L’œil du paon », aux éditions Gallimard. Hasard ou synchronicité, c’est le livre que je vais débuter. Je vais donc tenter de rencontrer avec ce roman Héra, le nom de l’héroïne imaginée, qui porte le nom de la déesse de la mythologie grecque, et ce n’est pas un hasard je suppose. Je vais aussi tenter de rencontrer virtuellement Lilia Hassaine ou plutôt tenter de voir avec mon œil – et j’espère le bon – ce qu’il peut y avoir derrière son œil (du paon).
Après la lecture…
L’idée ici n’est pas de divulguer les intrigues ou de gâcher le plaisir de découverte d’un récit travaillé, précis avec une belle écriture qui offre une musique douce à l’oreille. Bref, il ne s’agît pas de divulgâcher mais de faire un pas de côté. Un un pas de côté possible grâce au sens profond d’une oeuvre riche.
Pour (bien) commencer on trouve un extrait de « Noces à Tipasa » d’Albert Camus. Il nous ouvre la voie : « Tout être beau a l’orgueil de sa beauté et le monde laisse aujourd’hui son orgueil suinter de toutes parts. » Héra, le personnage central, pourrait aussi dire au cours de l’histoire: « Je ne peux m’empêcher de revendiquer l’orgueil de vivre que le monde tout entier conspire à me donner. »
Héra, donc, comme la déesse impliquée dans la pomme de la discorde qui préfigure la guerre de Troie. Par orgueil elle refuse le jugement de Pâris, prince troyen et humain, qui ne la désigne pas comme la plus belle alors qu’elle est en compétition avec les déesses Athena et Aphrodite. En outre, la déesse Héra a pour symbole animal le paon, et pour symbole végétal le lys. Or, Lilia (prénom de l’auteure) signifie lys. Ce qui semble plus de l’ordre du clin d’œil car Héra n’est pas Lilia (à priori). Mais l’alignement orgueil-jugement-paon-lys auquel on aurait presque eu envie d’ajouter P(â)ris est à relever.
Le point de départ est une île belle mais maudite au large de Dubrovnik : L’île des paons. Elle existe bien en Croatie. Elle se nomme Lokrum. Il y a bien un jardin botanique, il y a bien une famille de paons et une malédiction qui la rend « célèbre et libre. » Au tout début du roman, la jeune (21 ans) photographe franco-croate Héra B. y vit avec son père Adonis (qui porte aussi un nom de divinité non sans raison) avant de devoir rejoindre Paris où de la famille peut lui offrir un exil. Vous lirez pourquoi.
Et vous sentirez potentiellement au fil de l’histoire l’œil de Lilia Hassaine qui comme une photographe – et avec hauteur de vue – saisit les ficelles dans les rapports humains et met en lumière les masques d’adultes tricheurs, trompeurs (l’enfant étant lui pur). Vous trouverez des faux-semblants et des expressions d’orgueil qui vont bien au delà de la superficialité d’une discussion dans un appartement parisien au cours d’un dîner artificiel entre amis. Une scène parmi d’autre qui révèle l’œil de l’auteure.
Loin de son île (sa partie la plus intime et donc authentique), Héra se dilue, portée par son ego, au milieu des regards. Ceux de ses proches (masqués en chaque circonstance pour cacher ce qu’ils sont) et de Paris (la société). Son intention inconsciente : paraître ce qu’elle aspire à être et se réaliser en le devenant dans ce qui n’est qu’un vaste jeu de dupes, chacun faisant semblant de ne rien voir, de ne rien savoir ou ne voulant pas savoir.
Dans un désir de socialisation, puis par orgueil, Héra se lance dans une aveuglante course à l’échalote au milieu d’êtres brisés maquillant leurs fêlures. Avec les conséquences et rebondissements que vous découvrirez. Mais précisons que Héra n’est pas une ambitieuse sans vergogne, très loin s’en faut. « J’envie des esclaves nés esclaves. J’envie les animaux nés en captivité. Car ceux qui n’ont jamais connu que des chaînes ne songeront jamais à la liberté » (p.77), puis, « Paris enferme ou Paris libère, j’ai choisi », pense-t-elle simplement (p.101).
Une première question se pose : faut-il rester dans sa cellule et la décorer pour « se donner l’air » ou se donner de l’air en écartant son ego obstacle à la liberté ? En cessant de se mesurer par orgueil aux autres, en refusant le masque social, on évite de se croire au dessus (ou en dessous). Car l’enfer, ce ne sont pas les autres regards, c’est notre propre œil (dit autrement notre mental) qui nous fait croire que la source de perception est extérieure. L’œil tourné vers nous, c’est notre ego. Et notre ego, c’est notre malédiction. Il crée et entretient les fêlures. Les plumes de paon portent malheur lorsque l’animal n’était pas libre. Et la liberté ne se trouve pas dans l’illusion, pas même sociale.
Pour exemple, la différence entre aimer et être amoureux, c’est la présence ou l’absence de l’ego. Le sentiment amoureux c’est se donner un rôle à soi, un rôle à l’autre, dans une auto-narration (et on ferme un cadenas sur le garde-corps d’un pont). Autant dire que dans cette affaire amoureuse, l’ego supporte mal ce qui sort du scénario. C’est la raison des désillusions amoureuses. Et dans désillusion il y a illusion. Le véritable amour est inconditionnel (lire ici), sans ego ni orgueil. Il n’existe que sans port de masques. On remarquera d’ailleurs que Lilia Hassaine cite un extrait du film « La Femme d’a coté » de François Truffaut : « Moi je t’aimais, toi tu étais amoureux, c’est pas la même chose. » (p.81) Effectivement.
Autre exemple en matière d’ego, celui-là lié à l’auteure, journaliste, le traitement de l’information. L’orgueil (donc l’ego) pousse à vouloir briller là où il s’agit d’apporter une information aussi juste et vraie que possible et sans calcul retors. Ce qu’elle s’applique (logiquement et en toute cohérence) dans ses sujets. Par ailleurs, on remarquera au passage qu’il est question de ceux qui sont invités sur les plateaux de télévision à s’exprimer sur tous les sujets (p.191). Ou encore le fait que « les gens n’aiment pas être bousculés dans leurs certitudes. »
L’île qui manque tant à Héra (et qui s’oppose à la cellule décorée), c’est elle sans « masque de circonstance » ou « masque social ». Du moins, vu par mon œil. Et être soi, être l’île, c’est comme lire. Lire qui n’est « pas une activité coupée du monde. Bien au contraire » (p.107). Ces mots de partage en étant la preuve.
Une des questions est désormais de savoir si la grille de lecture proposée modestement ici – depuis ma place – correspond effectivement à l’intention de l’auteure et à son œil sur le monde… où si je lui prête un œil qui ne serait que le mien. Où si je lui prête l’œil que j’aimerais voir… A savoir celui d’une auteure éveillée porteuse de sagesse visant à distraire et encore plus à édifier, sans masque.
Essayons de pousser le curseur. Ce roman étant très travaillé, on peut supposer que les thèmes sont véritablement importants pour l’auteure, lucide face à la comédie humaine et aux illusions. D’ailleurs le titre est explicite puisque l’œil du paon, d’une beauté divine, est un symbole de clairvoyance. Encore faut-il rester à sa place et être primordialement authentique pour percevoir. Voilà un roman qui servira de piqûre de rappel et préviendra des aspirations à se sentir « au-dessus ».
Enfin, on émettra l’hypothèse suivante : partant du postulat que clairvoyance, lucidité et exigence de vérité sont aussi nobles que génératrices d’isolement au sein de la très sociale et égotique espèce humaine, Lilia Hassaine, a choisi d’être à contre-courant pour emprunter le chemin de la liberté. L’œil du paon symbolise le troisième œil, celui qui détruit l’illusion et apporte une compréhension de la vérité universelle. Et cette question : sans orgueil mais par fraternité, ne cherche-t-elle pas en tant que journaliste et auteure à modestement tenter d’ouvrir des yeux sachant les Hommes bien que liés ne transforment qu’eux-mêmes et par eux-mêmes ? Avec ce type d’interrogation par exemple :
« Celui qui se juge plus honnête que les autres ne fait-il pas lui-même preuve d’orgueil ? »
Lilia Hassaine – « L’œil du paon » – Gallimard
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